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Où sont passés les anarchistes de droite ?

Ils se méfiaient des slogans et des drapeaux. Ils se moquaient de tout et surtout d’eux-mêmes. Qui, mieux qu’eux, aurait commenté la farce élyséenne ? Avis de recherche : on demande la relève d’Audiard et de Blondin. Il y a urgence : quand la droite est morose, la France s’ennuie.
La droite a-t-elle perdu le sens de l’humour ? Si elle sait encore être déplaisante, si elle peut toujours être consternante, tout se passe comme si elle avait renoncé à être drôle. Le MRP et l’UDR de jadis ne ressemblaient certes pas à des laboratoires de farces et attrapes ; et ni Georges Bidault ni Michel Debré ne faisaient figure de gais lurons. Mais on trouvait encore, dans le métro, les bistrots, les journaux, des gens qui n’étaient pas de gauche et savaient rester de bonne humeur. Ce temps semble avoir pris fin, comme si la droite d’élégance et de fantaisie, la droite anar d’Antoine Blondin s’était éteinte, victime des profits en Bourse et des taxes sur les alcools.
On serait surpris aujourd’hui par la liberté de Michel Audiard, son théoricien définitif : « Je suis toujours attiré par la déconnante, et la droite déconne. Les hurluberlus, les mabouls, on ne les trouve qu’à droite. La droite est branque, il ne faut jamais l’oublier. À gauche, c’est du sérieux. Ils pensent ce qu’ils disent et, c’est le moins qu’on puisse dire, ils ne sont pas très indulgents avec les idées des autres. Je n’ai jamais entendu Marcel Aymé porter des jugements sur le reste de l’humanité, ni demander des sanctions ou des châtiments ».
Tracer leur portrait-robot ? Mission impossible
Il n’y a plus un Albert Simonin, un Pascal Jardin, un Jacques Perret, pour réhabiliter la langue de La Bruyère dans les caboulots, parler du Bon Dieu aux libres penseurs, juger du funeste présent à la lumière du bon vieux temps. Geneviève Dormann, Jean Yanne et Claude Chabrol mènent certes, chacun à sa manière, une résistance héroïque et désespérée. Mais la relève se fait attendre. Les anarchistes de droite sont une espèce en voie de disparition. Ils étaient pourtant les héritiers d’une tradition qu’il ne faut pas hésiter à faire remonter jusqu’à Noé, parti seul avec sa famille et quelques couples d’animaux sur une arche mythique avec le projet de recommencer l’humanité lorsque viendraient des jours meilleurs. Noé, qui se réservait un contact direct avec l’Éternel, finit d’ailleurs ivre et nu dans sa vigne. Après lui, tous les anarchistes de droite cultivèrent ce rêve d’une tribu capable de faire bande à part sur les eaux du déluge, tous cherchèrent l’ivresse pour tutoyer les anges.
L’anarchiste de droite est d’autant plus difficile à reconnaître qu’il ne se définit pas comme tel. Anarchiste ? Il se moque de tout, à commencer par lui-même. De droite ? Rien ne l’agace autant que les snobs, les bourgeois, les intellectuels de gauche. Non que leurs chimères soient odieuses, mais elles sont fatigantes. « La grandeur de la gauche, commente San Antonio, c’est de vouloir sauver les médiocres. Sa faiblesse, c’est qu’il y en a trop ! »Il arrive parfois qu’on confonde l’anarchiste de droite avec les anarchistes chrétiens – Bloy, Péguy, Bernanos – ou avec les misanthropes sublimes – Léautaud, Montherlant, Cioran. Son je-m’en-foutisme et son solide fond anarcho-communautaire dissipent aussitôt le malentendu.
Ne l’appelez jamais anarchiste de droite, il se mettrait en colère. Méfiant envers l’engagement, les slogans, les drapeaux, il aurait l’impression de s’enrôler dans un parti. Malgré son goût avéré pour les bouchons, l’argomuche et les copains, on n’arrivera jamais à en établir un portrait-robot. De Barbey d’Aurevilly à Philippe Muray, d’Arletty à Bernadette Lafont en passant par Léon Daudet, Dominique de Roux et Pierre Desproges, l’anarchiste de droite est un songe, une légende, un mirage. Ce n’est pas un hasard si on en a souvent identifié parmi les personnages de fiction : l’illustre Gaudissart, le capitaine Fracasse, Arsène Lupin, les Pieds nickelés, Fantômas, Achille Talon, l’inspecteur Harry. Ceux-là n’ont pas à justifier leurs préférences auprès des agents de la circulation idéologique. Les autres sont obligés de lever les yeux au ciel à la manière de Lino Ventura dans Les Tontons flingueurs pour n’avoir pas à répondre de leur nostalgie des grand-messes à fanfare – « Sans le latin, sans le latin, la messe elle nous emmerde… » (Brassens) -, de leur passion de l’histoire de France et de leur prédilection pour les causes perdues. Car, on l’aura compris, ils chérissent Waterloo pour le mot de Cambronne, Camerone pour son héroïsme ensoleillé et Diên Bien Phu pour ses collines aux prénoms de demoiselles.
Entre le couscous et McDo, leur choix est fait
Des méfiants ont cru reconnaître des anarchistes de droite dans les parades patriotiques organisées par les beaufs tricolores. Ils leur ont prêté de vilaines pensées, les ont accusés d’être les agents doubles de l’immonde. Pascal Ory s’employa même à le démontrer dans l’Anarchisme de droite ou du mépris considéré comme une morale, le tout assorti de réflexions plus générales (Grasset, 1985), un essai brillant et de mauvaise foi. N’en déplaise à cet éminent professeur, ni Marcel Aymé ni le capitaine Haddock n’auraient pris leur carte au Front national. L’anar de droite, qui, des versions latines, a surtout retenu les leçons sur l’art militaire de César, aime trop la stratégie pour risquer de se tromper d’ennemi. Il sait distinguer un couscous préparé par un Kabyle, avec lequel il aime redéfinir la géopolitique méditerranéenne sur un bout de nappe, des hamburgers servis par des étudiants exploités par une firme américaine. Entre le boulaouane et le Coca-Cola, son choix est fait. C’est quand même Marcel Aymé qui baptisa un de ses personnages Abd el-Martin !
Ils réconcilient contre eux droite morale et gauche pragmatique
Inutile de fouiller dans les recoins sombres de notre histoire. L’anar de droite n’a rien à cacher. Avec Uranus, un roman d’Aymé mettant au jour l’ambiguïté de la Libération, il instruisit son procès Papon dès 1948. À l’époque, ça embarrassait encore beaucoup de monde. Auparavant, Alphonse Boudard, José Giovanni, Jacques Perret, René Fallet et Auguste Le Breton ne s’étaient pas privés de profiter des « vacances de la vie » que leur offrait le maquis. Question de style : le vert-de-gris leur déplaisait. « C’est incroyable qu’ils aient pu gagner la guerre, chez nous, avec une couleur pareille, s’étonnait Jacques Perret. Peut-être que chez eux la nature en a pris l’habitude, mais, ici, partout ce vert postiche fait tache ». Un cœur chouan brodé sur sa vareuse, un tromblon à l’épaule, Perret entra donc en Résistance en sifflotant une chanson royaliste accompagné de « quelque ombre choisie comme Pharamond, Charette, Louis le Gros ou Gaston de Foix», comme il le raconte dans Bande à part. En exergue de son roman les Combattants du petit bonheur, Alphonse Boudard a reproduit un mot de Giono qui résume l’état d’esprit de ces drôles de maquisards : « Il y a six mois, je me serais fait tuer pour mes idées; aujourd’hui, si je me fais tuer, ce sera pour mon plaisir ».
Cette philosophie ne peut que déplaire aux vertueux et aux réalistes de tous les temps. Pour son plus grand malheur, l’anarchiste de droite réconcilie contre lui la droite pragmatique et la gauche morale, les lecteurs du Nouvel Économiste et ceux de Charlie Hebdo. Il a ainsi fallu que Michel Audiard soit mort pour qu’on reconnaisse son talent. Encore est-ce prudemment : beaucoup de ses livres (le Terminus des prétentieux, Vive la France), dont la cote flambe chez les bouquinistes, ne sont toujours pas réédités.
L’anarchiste de droite n’occupe pas une position facile. Les uns lui reprochent d’être plus de droite qu’anarchiste ; les autres d’être plus anarchiste que de droite. Dans le fond, lui-même ne sait pas trop où il se situe. Ses choix électoraux sont confus. « La dernière fois que j’ai voté, assurait Anouilh, c’était à l’élection d’Hugues Capet ». Habituellement, il aime sa patrie : « C’est tout de même une chose qui compte de se sentir en accord avec le sol où on est accroché», confie un personnage d’Uranus. Mais son patriotisme a des limites. Léon Daudet, à qui des jurés du Goncourt reprochaient de défendre l’antimilitariste Céline en 1932, l’établit clairement : « La patrie, je lui dis merde quand il s’agit de littérature ! »L’anar de droite se paie tous les luxes, y compris celui d’être de gauche, comme Roger Vailland, ou d’être misogyne, comme Geneviève Dormann. On le dit antigaulliste, ignorant son cousinage avec l’anarchiste légitimiste de Gaulle. Audiard, Perret et Blondin ne portèrent certes jamais le « Grand Rantanplan » dans leur cœur. En mai 1968, ils furent même ravis de voir la chienlit déferler sur le quartier général.
Mais il est tout aussi vrai qu’on trouve parmi les héros de la France libre quelques belles gueules d’anars de droite, aristos décalés, aventuriers mélancoliques et flibustiers d’un nouveau genre. Ainsi, le capitaine de vaisseau Jacquelin de la Porte-des Vaux, ami de Georges Bernanos, qui hissa le drapeau noir sur le bâtiment qu’il commandait en mer du Nord lorsqu’il apprit l’armistice de juin 1940 et qui continua le combat pendant plusieurs semaines avant de rejoindre Londres. Ainsi, le capitaine Raymond Dronne, entré dans Paris, en tête de la 2e DB le 24 août 1944 avec, peint sur le pare-brise de sa jeep, le seul credo anarchiste de droite : « Mort aux cons ! » Ces deux-là seraient probablement surpris, s’ils revenaient aujourd’hui, de voir à quoi sont désormais employées les croix de Lorraine.
C’est pourtant des individus de cette espèce qu’il faudrait pour redonner du piment à la vie. Des enfants d’Alexandre Dumas, de Pierre Mac Orlan, de Léo Malet feraient le plus grand bien au roman. Aux chevau-légers de la droite bourgeoise, aux Morand pour midinettes, ils apprendraient des gros mots, des cochonneries, des idées dangereuses. Aux enfants des Sex Pistols ils donneraient des leçons de grammaire et d’histoire de France. Aux partisans de la taille-douce ils enseigneraient la manière noire. À tous, ils feraient faire une cure de déconnante, de Rabelais et de méchanceté.
Que devient le polar depuis qu’on y est devenu sérieux et moral ? Qu’est-ce qui reste de la Série noire sans Simonin, Bastiani, Le Breton et ADG ? Qu’on prenne une nouveauté au hasard, qu’on relise en parallèle Touchez pas au grisbi, ce chef-d’œuvre de poésie, de drôlerie et d’impertinence. La comparaison est cruelle.
La vertu de la gouaille anarchiste de droite était de réconcilier le populo et l’aristo. Au cinéma, l’effet était garanti. La Traversée de Paris, c’est Molière à l’heure du marché noir; Le Président, Machiavel en argot; Un singe en hiver, Rimbaud au bistrot. Dans Les Tontons flingueurs, la jactance du café du Commerce fusionne avec la langue du XVIIe siècle. « On ne devrait jamais quitter Montauban », lâche Ventura, qui cause soudain comme La Rochefoucauld. Il n’est d’ailleurs pas anodin que le trio Lautner-Simonin-Audiard ait écrit le scénario au Trianon Palace à Versailles. Gavroche chez le Roi-Soleil ! Une ironie que le jeune cinéma français rasoir et minimaliste d’aujourd’hui est incapable d’assumer : les intellos de gauche n’aiment ni les bistrots ni les châteaux.
Ne parlons pas de l’art du décalage, du comique de situation, de la comédie de caractères, autres spécialités anarchistes de droite. Elles sont désormais suspectes. Lorsque Jean Gabin s’écrie « Salauds de pauvres ! » dans la Traversée de Paris, lorsque Jean Yanne proclame cyniquement « Moi y’en a vouloir des sous », la férocité de leur humour possède une vertu sociale. Elle fait tomber le masque des cagots, des hypocrites, des nouveaux riches toujours habiles à grimer leur cupidité en munificence, leur libéralisme en libéralité.
Où se cachent les descendants de Bibi Fricotin ?
On rêve de voir un Marcel Aymé raconter la comédie qui se joue en ce moment entre Saint-Germain-des-Prés et Pristina, d’un Michel Audiard pour en écrire les dialogues. Il faudrait un second Jean Yanne pour adapter au cinéma la présente farce élyséenne, imaginer le Tout le monde il est beau, tout le monde il est gentil du RPR. Où sont les enfants de Melville, Autant-Lara et Vemeuil ? Où se cachent les descendants de Gaudissart, Bibi Fricotin et Arsène Lupin ? La France s’ennuie. Elle aurait tant besoin de nouveaux Galtier-Boissière pour présenter le Journal de 20 heures, de nouveaux Bruant pour égayer les talk-shows, de nouveaux Spaggiari pour percer les coffres-forts. On demande des anarchistes de droite !
Texte de Sébastien Lapaque

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