
« Il sera, lui, plus malin. Il se tirera, posément, une balle d'or
dans une tête qu'il voulait de bronze. Salut ! Une orgueilleuse
signature de sang, au bas de sa vie. La pièce est sauvée. Le comédien
(le faux guerrier, le faux torero, le faux amant de mille et une Andrée
et Solange) meurt vraiment foudroyé par une vraie balle, sur les
tréteaux. Nunc plaudite omnes.
Tous les mensonges pulvérisés par
une seule détonation. Une mort romaine puisque, ne l'oublions pas, à
Rome, même les histrions savaient, à la bonne heure, mourir. Nous étions
voisins. Je voyais un vieil homme, sans cou, la nuque épaisse, rose et
rasée comme celle d'un général prussien, qui marchait pesamment le long
du quai Voltaire, comme un toro déjà aveuglé par la mort, laqué de sang
jusqu'au sabot, et qui marche en s'appuyant aux barrières, fleuri de
banderilles comme cet homme l'était de gloire. Il ne regardait personne.
Il ne me voyait pas - parce qu'il ne voyait plus rien - lorsque nous
nous croisions et que j'étais prêt à un salut. Il arrive pourtant qu'on
salue un aveugle, ce que je fis, parfois. Il marchait, le toro, vers un
étrange corral où je m'étonnais qu'il engouffrât sa pesante masse : vers
l'Académie française ! Quoi ! Montherlant allait assister à quelque
séance ? Je n'en croyais pas mes yeux chagrinés et je veux encore
assurer qu'il n'allait en ce lieu, lui, Henry de Montherlant, Grand
d'imaginaires Espagnes, que parce qu'il se souvenait y avoir aperçu un
jeune et triomphant huissier, beau comme Antinoüs, et pour y réjouir son
regard épuisé, en devinant, comme à travers une brume, une chaîne qui
brillait autour d'un cou musclé, telle une toison d'or. Je veux donc
croire que Montherlant n'allait aux séances de l'Académie que par vice
et volupté jamais éteints.
De longues années s'étaient écoulées
depuis le jour où il m'avait reçu dans son appartement qui sentait la
souris, le célibataire et le musée abandonné. Mais, Dieu ! comme elle
était bizarre la position des deux fauteuils, celui qu'il me désigna, et
celui dans lequel il cala, droite, sa personne. Je m'interrogeais puis,
enfin, je compris. Le Maître avait étudié la chose afin de ne me
présenter toujours que son profil trois quarts aux viriles arêtes et
doucement irisé, comme un buste - par la lumière dispensée avec mesure
par la haute fenêtre donnant sur le quai. A partir de là, évidemment, ma
curiosité s'éteignit et mon propos, et en retour le sien, se traîna,
lamentable. J'étais mal assis. Le « sujet » ne m'intéressait plus.
L'acteur utilisait de trop grosses ficelles. Adieu, Alban de Bricoules,
adieu Costals ! Éteints les solstices et épuisés les équinoxes. J'étais
au théâtre. Et en rage légère d'amant dupé qui voit tomber au pied du
lit corset, faux cul, perruque; et s'éteindre les fards de la beauté
naguère adorée aux bougies pendant que, dans le restaurant, coulait le
Champagne et que miaulaient les violons. Et je pensais, entre colère et
déception : « Pourquoi cette vanité ? Cette pose ? Serait-ce une
angoisse ? Mais provoquée par quoi ? Par la volonté, devenue mécanique
et seconde nature, de plaire? Par poursuite traquée, à tout prix, de la
séduction à cause de l'âge rendue difficile ? » Questions vaines.
Depuis, j'ai appris que tous les homosexuels sont « comme ça ». Ça ne
décroche jamais, un homosexuel. Ça lutte, ça se bat, ça donne des coups
de corne à la vie jusqu'au dernier souffle. Banderille, piqué, estoqué,
pissant le sang, ça « cabecea », comme on dit dans les arènes, ça
cherche la cape qui tourbillonne et la muleta qui effleure le mufle. Ça
refuse de tomber sur le sable souillé. Jusqu'au descabello. Mais
celui-ci, Montherlant n'attendit pas qu'il le foudroyât et il s'empala,
de lui-même, sur le fer. Au fond, il y a donc, chez les grands
homosexuels (Mishima, Lawrence, Montherlant…), comme chez les toros de
caste, une bravoure. Sur le trottoir du quai Voltaire, congé pris de M.
de Montherlant, comme je n'avais pas encore compris cela, souffrez,
cher Costals, que je présente à vos mânes de respectueuses excuses. Oui,
vous étiez brave. »
Jean Cau