Inusable avocat, Stephen
Hecquet caracolait d’une prison à un palais de justice, d’une plaidoirie à
un arbitrage; le soir venu, il se rendait au théâtre puis en rédigeait une
critique qu’il livrait à quelques hebdomadaires avisés. Plus tard, il
retrouvait ses amis pour dîner. De véritables banquets. On le
dit magnétiseur, à son contact tout devient effervescence
spirituelle, bacchanales de calembours et autres joutes verbales. S’il
perd un peu de sang au passage, s’il se livre, c’est normalement par
excès, de mauvaise foi ou de générosité, à votre guise. Hussard du
barreau, Hecquet est anarchiste par passion de l’ordre, par amour de la miséricorde. Depuis
ses 24 ans, il se sait condamné, atteint d’une malformation
cardiaque. Il va donc s’embarquer sans retenue dans une existence
galopante et tumultueuse, se jeter à l’eau dans chaque article pour
sauver une vérité perdue; réveiller la magistrature en mettant du bon sens dans
ses paradoxes et de l’indignation dans son bon sens. Cette fougue
stimulait son naturel : le goût d’être soi et, pour l’être jusqu’au bout,
la volonté de déplaire. Hecquet fut un libre esprit, dans l’intrépidité
des gambades perdues d’avance. Au palais, il était peu récompensé. La
littérature ne lui avait pas ouvert les bras très grands. Quant aux grands
journaux sans opinion, ils s’en méfiaient. Hecquet ne songeait pas à s’en
plaindre, la mécanique infidèle du monde lui paraissait satisfaisante. L’auteur
a préparé un chemin de sable; il ne reste plus qu’à entreprendre la traversée.
D’autant plus impérieuse que les sentiers de ses étincelles menacent, sous le
feu de l’indifférence, de disparaitre. Né à Valenciennes le 7 juillet 1919,
Stephen Hecquet était de ceux qui eurent 20 ans en 1939. Le choix qu’il fît à
ce moment-là sera condamné par l’Histoire mais il ne reniera rien: « Quand le cœur a dicté sa conduite, pas
d’erreur possible; on peut alors être démenti par les résultats, on est
certain, vous m’entendez, certain de ne pas s’être trompé soi-même. »
(Les Guimbardes de Bordeaux. Responsable dans un Chantier de jeunesse et,
à partir de 43, membre du cabinet du préfet de Versailles, il n’a pas, du fait
de ses activités administratives, connu de désagréments à la Libération.
Inscrit au bureau de Paris en février 1945, il se lançait en même temps dans
l’écriture de « Daniel »,
portrait d’un jeune homme dont les exigences généreuses se heurtent à la
médiocrité du monde et qui, lassé, abandonne la lutte pour se réfugier dans le
petit bonheur bourgeois du mariage. En 1947, Hecquet candidate à un prestigieux
concours d’éloquence. Et en achevant un discours complètement improvisé,
soudain, venu à sa péroraison, il montre du doigt un coin du plafond et
dit : « quel est cet objet
creux, gonflé de vent et qui résonne comme une outre ? C’est un discours
de conférence » puis se rassoit. Sa carrière d’orateur a à peine
commencé qu’il a déjà atteint le point critique où l’admiration des uns et la
détestation des autres précipitent la naissance d’un grand destin. Son étoffe,
toutefois n’est pas de celles où l’on taille les gloires officielles et les
uniformes d’académicien. Il ignore l’ambition, se moque des honneurs et méprise
l’argent. Son seul luxe est le dénuement.
Si Céline est le médecin des
pauvres, lui est le conseil des causes sans le sou, l’avocat des condamnés à mort
à qui l’on sert la main, dans la froidure de l’aube et qui, pour payer les
honoraires, n’ont que leur vie à offrir. Hecquet plaidait comme requiert
un procureur. Il réclamait le pardon en fulminant l’anathème. Il défendait les
victimes en tonnant contre les puissants : « Juges de tous les âges, de toutes les nations, magistrats
blanchis sous l’hermine et sous l’obéissance, procureurs empourprés de crimes
et de honte, jurés gris et tristes, pris dans vos gilets de laine et vos élans
de haine, venez voir vos victimes bien portantes, car voilà votre vérité :
ceux que vous avez tué ne sont pas morts. Vous les avez déshonorés, ils sont
l’honneur du monde ». Hecquet portait la robe comme les prêtres
d’autrefois l’uniforme des hautes préoccupations. Il accomplissait un devoir
sacré ; il servait, loin des autels de la peur, contre l’imposture
régnante et les pouvoirs gardiens de la bassesse instituée, les valeurs
délaissées ; il menait combat contre le désordre établi, la déraison d’un
Etat de vindicte, il déclarait en polémiste la guerre au système judiciaire. Par
modestie sans doute, il admirait d’abord et ne cherchait pas à rapetisser. Pour
lui-était-ce une contagion de la magistrature idéale- chacun pouvait à la
rigueur être juge et non puni. Même à ceux qui l’attaquaient, de front ou de
biais, il témoignait une considération à leur mesure. Marcher jusqu’à
l’aube ne lui était pas étranger mais, le plus souvent, il rentrait chez lui:
il avait toujours un roman à écrire, un pamphlet à avancer, des coups de fils à
passer. A cette vie trépidante, il mêlait les intermittences du cœur: il
tombait amoureux, finissait malheureux. Dormir peu lui était une nécessité et
une hygiène de vie. Alors il repartait dès le lendemain et, avant un bref
déjeuner, devait bien songer qu’il allait bientôt mourir…Le bout de vie qu’il
lui reste n’est pas assez grand pour qu’il s’y enferme. Chez Hecquet, les
complaisances geignardes de l’humanitarisme étaient proscrites. Il parlait au
nom de sa connaissance du malheur et de celle, plus proche encore, du dégout.
L’écrivain et l’avocat avaient la même fonction : dénoncer l’hypocrisie,
entrer en colère comme on entre en religion. La clef de cette révolte,
c’est le souvenir d’une humiliation, tournée en ridicule par la jactance cocardière.
Alors qu’on embouchait les trompettes de la renommée pour saluer le retour des
taxis de la Marne, Hecquet rappelait la ruée sauvage et chaotique des
guimbardes de Bordeaux. Défendre les causes perdues, c’était amplifier
l’accusation contre la mémoire falsifiée. Hecquet se consolait de ce devoir
austère en s’adonnant au vice impuni. Hecquet s’attaque à la plus dévastatrice
des passions : l’indifférence. Elle « est d’abord impotence ou mieux:
inappétence, que le dédain dont elle s’entoure n’est qu’un des moyens de
masquer la trahison du désir, que ce dédain fait souffrir ceux qui le
manifestent autant que ceux qui s’en assurent les victimes, que si la
souffrance est moins évidente et probablement moins grande, la différence n’est
que de degré, non de nature, et parce que la privation de ce que nous aurions
souhaité d’avoir laissé moins de vide que la privation de ce que nous avons
eu. » Pour l’auteur, cette confusion des sentiments n’a pas lieu
d’être: « Nous nommons amitié les prémices ou les agonies de l’amour, le
moment du plus doux espoir et de la plus tendre des
résignations. » Anne ou le garçon de verre est le roman de
l’aisance, du brio, de l’élégance. Le livre où Stephen Hecquet montre tout
son éclat est ce pamphlet dont on se demande bien s’il pourrait être accepté
aujourd’hui. « Faut-il réduire
les femmes en esclavage? » est jubilatoire, féroce, spirituel,
roboratif. « Votre souci primaire d’égalisation, votre instinct
planificateur, n’ont atteint qu’à aggraver votre condition. Vous avez préféré
les conventions collectives aux accords particuliers, la certitude de la
médiocrité aux rebondissements de l’incertitude, les règles du droit aux
exceptions de la vie ». Il écrivit ses pamphlets au grand jour, ses romans
en cachette, parfois pour tenir cette promesse, parfois pour en garder l’envie.
L’aigle du palais fut autruche devant ses livres : en les cachant, il
pensait qu’on ne les lirait pas et surtout, car il se serait passé de
l’insuccès, qu’on ne mêlerait pas trop les deux hommes qu’il voulait être,
l’homme de plume et l’homme de lettres. Le triomphe du premier, l’effacement du
second furent deux entreprises parallèles, menées à bien. Il disait dans son
second livre paru en 1949 : « Le
plus douloureux, en effet, dans la fin d’un jeune homme, n’est pas la perte de
la vie, mais la ruine des espérances, et non la nostalgie des choses, mais des
actes, non la nostalgie du passé, mais du futur ».
Le 05 mai 1960, Stephen
Hecquet a ouvert la voie aux disparitions prématurées. Il décède à 40 ans
seulement. Le premier destin tragique des écrivains des années 60, c’est lui.
Il était le grand ami de Nimier. Son grand frère qui le rejoindra deux ans plus
tard, le 28 septembre 1962. Un Nimier « cassé par la douleur, sanglotant
sur la tombe ouverte de Stephen à Valenciennes. Des deux, on ne saura jamais
lequel a eu le plus d’influence sur l’autre. » (Chardonne). « Oui la mort de Nimier avait un sens, après
celle d’Hecquet: le temps passerait lentement avant que ne vienne la relève de
leur garde, notre génération n’était pas l’élue, puisque ses souverains étaient
fauchés en pleine vie, elle n’aurait qu’un rôle contemplatif et contempler à
assurer dans la mascarade du monde. » (Eric Ollivier). Intelligence
rare, talent indubitable, le bouillonnant Stephen Hecquet méritait
un meilleur destin. Il a laissé quelques livres fameux et
quelques formules qui trottent toujours dans la tête: « La justice, cette forme endimanchée de la
vengeance. », « Ce qui est
beau d’un homme: c’est ce qu’il a raté ! », « Toute femme a dans son cœur un bourreau qui
sommeille. »
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