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11/16/2015

Stephen Hecquet, anar de droite


Inusable avocat, Stephen Hecquet caracolait d’une prison à un palais de justice, d’une plaidoirie à un arbitrage; le soir venu, il se rendait au théâtre puis en rédigeait une critique qu’il livrait à quelques hebdomadaires avisés. Plus tard, il retrouvait ses amis pour dîner. De véritables banquets. On le dit magnétiseur, à son contact tout devient effervescence spirituelle, bacchanales de calembours et autres joutes verbales. S’il perd un peu de sang au passage, s’il se livre, c’est normalement par excès, de mauvaise foi ou de générosité, à votre guise. Hussard du barreau, Hecquet est anarchiste par passion de l’ordre, par amour de la miséricorde. Depuis ses 24 ans, il se sait condamné, atteint d’une malformation cardiaque. Il va donc s’embarquer sans retenue dans une existence galopante et tumultueuse, se jeter à l’eau dans chaque article pour sauver une vérité perdue; réveiller la magistrature en mettant du bon sens dans ses paradoxes et de l’indignation dans son bon sens. Cette fougue stimulait son naturel : le goût d’être soi et, pour l’être jusqu’au bout, la volonté de déplaire. Hecquet fut un libre esprit, dans l’intrépidité des gambades perdues d’avance. Au palais, il était peu récompensé. La littérature ne lui avait pas ouvert les bras très grands. Quant aux grands journaux sans opinion, ils s’en méfiaient. Hecquet ne songeait pas à s’en plaindre, la mécanique infidèle du monde lui paraissait satisfaisante. L’auteur a préparé un chemin de sable; il ne reste plus qu’à entreprendre la traversée. D’autant plus impérieuse que les sentiers de ses étincelles menacent, sous le feu de l’indifférence, de disparaitre. Né à Valenciennes le 7 juillet 1919, Stephen Hecquet était de ceux qui eurent 20 ans en 1939. Le choix qu’il fît à ce moment-là sera condamné par l’Histoire mais il ne reniera rien: « Quand le cœur a dicté sa conduite, pas d’erreur possible; on peut alors être démenti par les résultats, on est certain, vous m’entendez, certain de ne pas s’être trompé soi-même. » (Les Guimbardes de Bordeaux. Responsable dans un Chantier de jeunesse et, à partir de 43, membre du cabinet du préfet de Versailles, il n’a pas, du fait de ses activités administratives, connu de désagréments à la Libération. Inscrit au bureau de Paris en février 1945, il se lançait en même temps dans l’écriture de « Daniel », portrait d’un jeune homme dont les exigences généreuses se heurtent à la médiocrité du monde et qui, lassé, abandonne la lutte pour se réfugier dans le petit bonheur bourgeois du mariage. En 1947, Hecquet candidate à un prestigieux concours d’éloquence. Et en achevant un discours complètement improvisé, soudain, venu à sa péroraison, il montre du doigt un coin du plafond et dit : « quel est cet objet creux, gonflé de vent et qui résonne comme une outre ? C’est un discours de conférence » puis se rassoit. Sa carrière d’orateur a à peine commencé qu’il a déjà atteint le point critique où l’admiration des uns et la détestation des autres précipitent la naissance d’un grand destin. Son étoffe, toutefois n’est pas de celles où l’on taille les gloires officielles et les uniformes d’académicien. Il ignore l’ambition, se moque des honneurs et méprise l’argent. Son seul luxe est le dénuement. 

Si Céline est le médecin des pauvres, lui est le conseil des causes sans le sou, l’avocat des condamnés à mort à qui l’on sert la main, dans la froidure de l’aube et qui, pour payer les honoraires, n’ont que leur vie à offrir. Hecquet plaidait comme requiert un procureur. Il réclamait le pardon en fulminant l’anathème. Il défendait les victimes en tonnant contre les puissants : « Juges de tous les âges, de toutes les nations, magistrats blanchis sous l’hermine et sous l’obéissance, procureurs empourprés de crimes et de honte, jurés gris et tristes, pris dans vos gilets de laine et vos élans de haine, venez voir vos victimes bien portantes, car voilà votre vérité : ceux que vous avez tué ne sont pas morts. Vous les avez déshonorés, ils sont l’honneur du monde ». Hecquet portait la robe comme les prêtres d’autrefois l’uniforme des hautes préoccupations. Il accomplissait un devoir sacré ; il servait, loin des autels de la peur, contre l’imposture régnante et les pouvoirs gardiens de la bassesse instituée, les valeurs délaissées ; il menait combat contre le désordre établi, la déraison d’un Etat de vindicte, il déclarait en polémiste la guerre au système judiciaire. Par modestie sans doute, il admirait d’abord et ne cherchait pas à rapetisser. Pour lui-était-ce une contagion de la magistrature idéale- chacun pouvait à la rigueur être juge et non puni. Même à ceux qui l’attaquaient, de front ou de biais, il témoignait une considération à leur mesure. Marcher jusqu’à l’aube ne lui était pas étranger mais, le plus souvent, il rentrait chez lui: il avait toujours un roman à écrire, un pamphlet à avancer, des coups de fils à passer. A cette vie trépidante, il mêlait les intermittences du cœur: il tombait amoureux, finissait malheureux. Dormir peu lui était une nécessité et une hygiène de vie. Alors il repartait dès le lendemain et, avant un bref déjeuner, devait bien songer qu’il allait bientôt mourir…Le bout de vie qu’il lui reste n’est pas assez grand pour qu’il s’y enferme. Chez Hecquet, les complaisances geignardes de l’humanitarisme étaient proscrites. Il parlait au nom de sa connaissance du malheur et de celle, plus proche encore, du dégout. L’écrivain et l’avocat avaient la même fonction : dénoncer l’hypocrisie, entrer en colère comme on entre en religion. La clef de cette révolte, c’est le souvenir d’une humiliation, tournée en ridicule par la jactance cocardière. Alors qu’on embouchait les trompettes de la renommée pour saluer le retour des taxis de la Marne, Hecquet rappelait la ruée sauvage et chaotique des guimbardes de Bordeaux. Défendre les causes perdues, c’était amplifier l’accusation contre la mémoire falsifiée. Hecquet se consolait de ce devoir austère en s’adonnant au vice impuni. Hecquet s’attaque à la plus dévastatrice des passions : l’indifférence. Elle « est d’abord impotence ou mieux: inappétence, que le dédain dont elle s’entoure n’est qu’un des moyens de masquer la trahison du désir, que ce dédain fait souffrir ceux qui le manifestent autant que ceux qui s’en assurent les victimes, que si la souffrance est moins évidente et probablement moins grande, la différence n’est que de degré, non de nature, et parce que la privation de ce que nous aurions souhaité d’avoir laissé moins de vide que la privation de ce que nous avons eu. » Pour l’auteur, cette confusion des sentiments n’a pas lieu d’être: « Nous nommons amitié les prémices ou les agonies de l’amour, le moment du plus doux espoir et de la plus tendre des résignations. »  Anne ou le garçon de verre est le roman de l’aisance, du brio, de l’élégance. Le livre où Stephen Hecquet montre tout son éclat est ce pamphlet dont on se demande bien s’il pourrait être accepté aujourd’hui. « Faut-il réduire les femmes en esclavage? » est jubilatoire, féroce, spirituel, roboratif. « Votre souci primaire d’égalisation, votre instinct planificateur, n’ont atteint qu’à aggraver votre condition. Vous avez préféré les conventions collectives aux accords particuliers, la certitude de la médiocrité aux rebondissements de l’incertitude, les règles du droit aux exceptions de la vie ». Il écrivit ses pamphlets au grand jour, ses romans en cachette, parfois pour tenir cette promesse, parfois pour en garder l’envie. L’aigle du palais fut autruche devant ses livres : en les cachant, il pensait qu’on ne les lirait pas et surtout, car il se serait passé de l’insuccès, qu’on ne mêlerait pas trop les deux hommes qu’il voulait être, l’homme de plume et l’homme de lettres. Le triomphe du premier, l’effacement du second furent deux entreprises parallèles, menées à bien. Il disait dans son second livre paru en 1949 : « Le plus douloureux, en effet, dans la fin d’un jeune homme, n’est pas la perte de la vie, mais la ruine des espérances, et non la nostalgie des choses, mais des actes, non la nostalgie du passé, mais du futur ».
Le 05 mai 1960, Stephen Hecquet a ouvert la voie aux disparitions prématurées. Il décède à 40 ans seulement. Le premier destin tragique des écrivains des années 60, c’est lui. Il était le grand ami de Nimier. Son grand frère qui le rejoindra deux ans plus tard, le 28 septembre 1962. Un Nimier « cassé par la douleur, sanglotant sur la tombe ouverte de Stephen à Valenciennes. Des deux, on ne saura jamais lequel a eu le plus d’influence sur l’autre. » (Chardonne). « Oui la mort de Nimier avait un sens, après celle d’Hecquet: le temps passerait lentement avant que ne vienne la relève de leur garde, notre génération n’était pas l’élue, puisque ses souverains étaient fauchés en pleine vie, elle n’aurait qu’un rôle contemplatif et contempler à assurer dans la mascarade du monde. »  (Eric Ollivier). Intelligence rare, talent indubitable, le bouillonnant Stephen Hecquet méritait un meilleur destin. Il a laissé quelques livres fameux et quelques formules qui trottent toujours dans la tête: « La justice, cette forme endimanchée de la vengeance. », « Ce qui est beau d’un homme: c’est ce qu’il a raté ! », « Toute femme a dans son cœur un bourreau qui sommeille. » 

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