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11/12/2014

L'aigle, comme le serpent ou le lion...




Blondin surnommait Fraigneau le colonel des hussards. Immense écrivain...
"L'aigle, comme le serpent ou le lion, est de ces animaux que nous commençons à connaître par l'immobile familiarité de l'œuvre d'art. Le bronze, le cuivre, la pierre, sont les premières espèces sous lesquelles nous faisons connaissance avec eux, les ayant ainsi obligés à partager notre vie, à ramper sur le bureau, à rugir en silence sur la cheminée, ou a soutenir du sommet des ailes et de la tête le poids d'une étagère « Empire ».


 Dès l'enfance, j'ai connu le vrai lion au cirque et le vrai serpent. L'un bâillait sur un socle de bois en espérant du sucre. L'autre s'enroulait autour d'une dame avec les inflexions du modern style. Cela ne les changeait guère de leur destination, pour moi, primordiale, de presse-papier ou de bijou. Mais l'aigle véritable échappait aux comparaisons plus ou moins avantageuses avec ses emblèmes décoratifs. On ne l'apprivoise pas en Europe. On ne le montre pas au cirque. De temps en temps, à la montagne, un vol d'oiseau, circulaire et d'une lenteur dramatique, m'alertait. Mais c'était celui d'un milan, de quelque rapace inférieur en grade. Je finis par ne plus croire aux aigles, par en imaginer l'espèce à peu près disparue et confinée en quelques lieux inaccessibles. Nous en étions arrivés, pensais-je, au siècle de l'épervier, qui harcèle le troupeau comme un adjudant et fuit devant le berger.

 Un matin, cependant, à Delphes, au-dessus du théâtre vide, assis sur le remblai de pierre de la scène où mourait Prométhée, je vis, sortant des bouches roses et sauvages des roches Phédryades, un vol d'oiseaux « prenant » l'air de ce jour grec, comme les bateaux la mer. Ils en fendirent la dense épaisseur bleue, glacée et transparente, de leurs corps roux et, soutenus par l'envergure immobile de leurs ailes, glissèrent vers la cataracte d'oliviers sacrés qui, des flancs de Delphes, tourne et dévale jusqu'au gouffre rond d'Itéa. Des aigles ! Accroché aux pierres sonores de l'amphithéâtre, je les vis passer au-dessus de moi comme un habitant des mers, du fond de l'eau, verrait dans le ciel de son univers, glisser la coque des vaisseaux rapides au fil d'un itinéraire indéchiffrable. Les oiseaux, lointains à présent, planaient au-dessus de l'abîme des arbres et des vapeurs qui montent du torrent, subissaient les courants du vent et les différences de pression qu'ils équilibraient avec un calme génie de navigateurs. Ainsi, le paysage grec m'aidait à prêter aux rapaces, les mœurs des marins et, à l'inverse, je me plus à imaginer Ulysse, après tant d'accommodations difficiles à des courants contradictoires, regagnant son aire d'Ithaque, tel un aigle épuisé.

 Il m'a donc été donné de surprendre par un des plus beaux matins et dans le plus noble décor du monde, le vol des aigles dans tout l'éclat de leur orgueil. Il devait m'être donné de voir, par la suite, leur humiliation la plus cruelle.


Le jardin zoologique d'Anvers est le plus singulier des bagnes d'animaux de l'Europe. Les serpents y ont un temple où changer de peau et couver leurs œufs terribles, dans une odeur de mort et une tiédeur d'étuve. Les antilopes y occupent un manège rond où leurs boxes établis en forme de rose, proposent la gamme de leurs centaines de robes raffinées et frémissantes de peur sous la caresse. Ailleurs, d'affreux vautours enchaînés, exposés à tous les vents sur des perchoirs, dépècent des crânes sanglants avec un pénible bruit de bec tapant l'os et des cous déplumés de dindons féroces.


 Mais les aigles n'ont ni perchoir, ni temple, ni manège. Une suite de niches creusées dans le ciment d'un mur, et voilées d'un grillage peint en blanc, abritent les plus nobles d'entre eux. On dirait d'un colombarium où des urnes de plumes sombres se gonflent sous la palpitation vivante de tous ces cœurs d'oiseaux humiliés. Je passai auprès de ces oiseaux farouches une heure étonnante de ma vie. J'avais vu dans les cages sordides qui servaient de prison à Gérone ou à Tolède, de ces malfaiteurs espagnols au nez courbe et plus fiers que des rois. Je ne pouvais non plus oublier la majesté flottante autour de la pauvre robe de serge noire de telle jeune impératrice détrônée que l'on me fit saluer, enfant, au détour d'une allée d'un parc de Lourdes. Et surtout, je conserve à jamais le souvenir des yeux de ce jeune fuyard de pénitencier ramené dans mon wagon entre deux gendarmes et qui, parce que j'avais son âge, et tant de pitié aux prunelles, me dédia par-dessus les képis de ses gardes, un regard si sauvagement fraternel. [Mais rien de ce que j'avais pu connaître de plus fier et de plus offensé dans le monde des hommes n'approchait de cette manière d'incliner le cou et de renverser la tête contre la paroi de sa cage, qu'avait ce petit aigle, tout noir, que la pancarte nommait : Aigle impérial du Mexique. Pourquoi ce retrait ? Etait-ce de notre curiosité humaine assez basse dont cet oiseau un peu maigre et engoncé, comme le jeune Bonaparte à Brienne, détournait le jais de son regard ? Mais non. Une flèche de lumière, cette lumière si pâle de la Flandre, avançait graduellement derrière le grillage, et c'était le rayon de soleil, que le prisonnier, dans un effort immobile d'une bouleversante noblesse, s'efforçait de fuir. Un aigle! la seule créature animale qui puisse, sans baisser les paupières fixer le soleil le plus ardent! A quelle conscience de sa décrépitude ce petit aigle était-il parvenu ! « Arrête! » semblait-il crier dans le silence, avec la courte interjection tragique de son corps noir. « Arrête ! Ne me touche pas, soleil libre, Dieu d'or, que je contemplais autrefois face à face et d'égal à égal ! Les animaux ne peuvent se donner la mort. Mais c'est à la mort que j'appartiens, dans ce trou de mur où je persiste malgré moi. Ne te souille pas à essayer de lustrer faiblement mes tristes plumes. Détourne-toi des vaincus. »


André Fraigneau, extrait de "Fortune Virile", 1944.

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