Enorme prison, comme cent mille cathédrales, plus jamais autre chose,
 dorénavant, et là-dedans, quelque part, peut-être, rivé, infime, le 
détenu, comment le trouver, que cet espace est faux, quelle fausseté 
aussitôt, vouloir y nouer des rapports, vouloir y mettre un être, une 
cellule suffirait, si j’abandonnais, si je pouvais abandonner, avant de 
commencer, avant de recommencer, quel halètement, c’est ça, des 
exclamations, ça fait continuer, ça retarde l’échéance, non, c’est le 
contraire, je ne sais pas, repartir, dans cette immensité, dans cette 
obscurité, faire les mouvements de repartir, alors qu’on ne peut pas 
bouger, alors qu’on n’est jamais parti, on le con, faire les mouvements,
 quels mouvements, on ne peut pas bouger, on lance la voix, elle se perd
 dans les voûtes, elle appelle ça des voûtes, c’est peut-être le 
firmament, c’est peut-être l’abîme, ce sont des mots, elle parle d’une 
prison, après tout je veux bien, assez grande pour tout un peuple, pour 
moi tout seul, ou qui m’attend, je vais y aller, je vais essayer d’y 
aller, je ne peux pas bouger, j’y suis déjà, je dois y être déjà, si je 
n’étais pas seul, si tout un peuple y était, et cette voix la sienne, 
m’arrivant par bribes, nous aurions vécu, été libres un moment, 
maintenant nous en parlons, chacun pour soi, chacun devant soi, et nous 
écoutons, tout un peuple, parlant et écoutant, en même temps, ça ex, 
non, je suis seul, peut-être le premier, ou peut-être le dernier, seul à
 parler, seul à écouter, seul à être seul, les autres sont partis, ils 
sont comme partis, ils se sont tus, tus de parler, tus d’écouter, l’un 
après l’autre, au fur et à mesure des arrivées, un autre viendra, je ne 
serai plus le dernier, je serai avec les autres, je serai comme parti, 
dans le silence, ce ne sera pas moi, ce n’est pas moi
Samuel Beckett - L’Innommable

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