Vous
fêtez en beauté votre 90e anniversaire avec trois ouvrages, des Lettres
de château, des extraits de votre journal et un imposant Cahier de
l'Herne sobrement intitulé Déon. Un feu d'artifice, sans roman. Vous
n'en écrirez plus ?
Je ne suis plus sûr d'avoir la même envie et
peut-être les mêmes moyens de me lancer dans ce genre bien particulier,
qui reste avant tout un refuge. Cela dit, j'ai commencé il y a quatre ou
cinq ans une sorte de roman, intitulé "Port Amen", une réflexion sur ma
vie, quelque chose de complètement imaginaire, mais tellement composé
de choses vécues et d'êtres aimés ou fuis que cela a presque l'air d'une
confession.
Quel est le propos de ces Lettres de château ?
C'est
pour dire merci à mes auteurs de chevet et à mes peintres de
prédilection. J'aurais pu l'intituler "Lettres de pain et beurre", comme
on dit en anglais "Letters of bread and butter", celles que vous
envoyez lorsque l'on vous a reçu.
Pourquoi n'y rendez-vous hommage à aucun musicien, vous le mélomane qui avez écrit des livrets d'opéra ?
Je
voulais parler de Satie, chacune de ses Gymnopédies est comme un vrai
morceau de littérature, une histoire drôle, d'amour, de clowns ou de la
rue. Sa musique me touche, me pénètre, telle une sonate de Schubert.
Mais je me suis trouvé devant de grandes difficultés ; j'ai surtout
craint son regard d'outre-tombe.
De même dites-vous qu'il est très difficile de parler de la peinture, domaine réservé aux critiques et aux experts...
En
effet, on se trouve immédiatement confronté à des clans. Il y a de la
haine dans ce milieu, presque plus que dans la littérature. Regardez le
Poussin : certains le trouvent ennuyeux. Pour ma part, je pense qu'il
peut sauver du désespoir. Et comme moi - lui vivait à Rome - il aimait
d'autant mieux la France qu'il en était éloigné, qu'il fréquentait peu
ses compatriotes. Chez lui, tout est vrai et tout semble inventé, comme
dans les grandes tragédies classiques. Le Poussin, c'est Corneille,
Racine.
Toujours à propos de Poussin, vous notez
: "Plus il avançait en âge, plus il s'affranchissait des conventions de
son temps." Comme vous ?
Quand on a reçu une éducation assez
stricte, ou bien on en sort révolté ou bien on roule sur les rails de sa
famille. Moi, j'ai eu longtemps les admirations de mon père, puis je me
suis révolté, doucement. Mon père, qui était Action française, est mort
quand j'étais très jeune. Alors, par fidélité à son esprit, à son
intelligence, j'ai perpétué son inclination. Notamment parce que sa
bibliothèque était composée de livres ayant trait à la politique, à
Renan, à Bainville, à Bergson. J'ai mis quelque temps à glisser des
doutes dans cette pensée.
Avant les doutes, il y a donc eu votre appartenance à l'Action française...
Oui,
à 14 ans, avec mon copain François Périer, je me suis affilié, juste
après le 6 février 1934, aux Lycéens d'Action française. Autant dire que
nous ne pesions pas d'un grand poids sur le pouvoir. Après, j'ai été
mobilisé, et libéré de l'armée seulement en 1942. Là, alors que je me
retrouve sur le pavé à Lyon, je rencontre un ami étudiant, François
Daudet, qui me propose une place de secrétaire de rédaction à L'Action française, repliée à Lyon avec Le Figaro, Le Temps, Paris-Soir.
J'y ai écrit quelques articles littéraires, mais très peu. J'avais
intitulé l'un d'eux "L'illisible Flaubert". Maurras m'a dit : "Si Léon
Daudet était encore vivant, on ne pourrait pas publier cela." Il a
changé le titre et l'a publié. Dans Les Poneys sauvages, vous écriviez : "Nous avons tous été les combattants et les dupes de quelque cause." Vous pensiez à votre engagement de l'époque ?
Oui, à mon engagement pour la cause royaliste, ou plus exactement monarchiste. Je m'en suis éloigné, c'est regrettable, car maintenant on revient à la monarchie partout : en Corée du Nord, au Congo, en Egypte, en Libye, en Syrie, autant de dynasties ! Aux Etats-Unis, un Kennedy devient président dans la minute. Je continue à trouver l'idée de la monarchie charmante, tout en étant, bien sûr, très sceptique sur le succès de son retour en France.
Dans vos Lettres,
vous dites votre admiration pour Larbaud, Conrad, Giono, Toulet,
Apollinaire, Stendhal, Morand. Font-ils partie de votre panthéon ?
Oui, ils ont nourri ma vie. J'ai vécu avec leurs oeuvres, qui m'ont aidé à déchiffrer des messages et quelquefois, comme La Chanson du mal-aimé, d'Apollinaire, lors de la débâcle, permis d'affronter des situations insupportables.
En
écho, dans le Cahier de l'Herne qui vous est consacré, des écrivains -
Kundera, Blondin, Fraigneau, Jean d'Ormesson, Yasmina Reza, Emmanuel
Carrère, etc. - font votre éloge. Comment avez-vous reçu ces hommages ?
C'est
toujours délicat, mais, oui, j'ai accepté ce Cahier, modestement.
Evidemment, en général, les auteurs ainsi honorés sont morts... Mais
bon, ce genre d'ouvrages remonte le moral et excite un peu une agréable
jalousie.
Vous tenez votre journal tous les jours ?
Non,
quand je suis sur un livre, un article, je le laisse de côté, puis je
le reprends, et cela depuis l'après-guerre. Il sera publié peut-être,
mais après moi. C'est ma fille, Alice [directrice des éditions la Table
ronde] qui s'en occupera. Pour ces extraits édités aujourd'hui par
l'Herne, c'est le hasard qui a opéré. Cela m'ennuyait de me relire,
alors j'ai employé la loi du couteau.
Le couteau
semble être plutôt bien tombé. Au hasard de vos pérégrinations, dans
les années 1940 et 1950, vous rencontrez Eva Peron, Mae West, Edwige
Feuillère, Billy Wilder...
Oui, le monde était alors à portée de main.
L'on suit aussi vos déménagements. Du Portugal à la Grèce, de la Grèce à l'Irlande.
C'est
que les romans ont besoin de coups de fouet. A des moments, on doute,
on est dans le désarroi - j'ai deux ou trois romans comme cela, en
souffrance. Il faut partir, rebondir. Un jour, vous en avez marre du
ciel bleu, de la mer chaude, de votre bateau et vous quittez la Grèce
pour souffrir un peu.
Vous n'êtes pas tendre
avec Leprince-Ringuet, l'un de vos confrères de l'Académie française,
l'"emmerdeur de service". Pourquoi ?
Je l'appelais
Lecomte-Ringard. Il ne lisait rien et se mêlait de tout. C'est manquer
de respect pour l'Académie et ne rien connaître à la littérature que
d'imposer des auteurs sans intérêt. Ainsi, en 1983, une certaine
Guignabodet a obtenu notre grand prix du roman - "Pour des raisons
intimes", comme je l'écris dans mon journal. Elle était alors opposée à
Emmanuel Carrère, vous vous rendez compte.
Pourquoi avez-vous souhaité être membre de l'Académie ?
Disons
plutôt qui m'y a incité ? Jean Mistler, alors secrétaire perpétuel. Mon
élection, en 1978, n'a pas été facile. Il est vrai que, tenant alors un
feuilleton littéraire dans Le Journal du dimanche, j'avais
écrit un article incendiaire sur Jean Guéhenno. Et puis je m'étais
engueulé à mort avec Druon, qui, magnifique de générosité, a entraîné
tous les gaullistes. Bref, j'ai récolté 13 croix (un record) et 15 voix
pour. Cette élection m'a aussi posé quelques problèmes. Nous étions avec
mes amis, Roland Laudenbach, Jean Mistler, contre les décorations. J'ai
trahi la cause lorsque Giscard d'Estaing m'a nommé chevalier de la
Légion d'honneur. Cela dit, je porte ma rosette de commandeur, qui
permet d'avoir une bonne table chez Lipp et des passe-droits dans les
avions, ça va plus vite. Enfin, pas l'avion [rires].
Vous avez déclaré ne pas rater une séance à l'Institut ; or vous parlez souvent de ses séances fastidieuses. Qu'en est-il ?
Le
dictionnaire ne m'amuse pas beaucoup, je n'aime pas ergoter sur les
mots. En revanche, je suis là quand il faut parler des prix, des
bourses. Cela nous a permis d'encourager des Jean Rolin, Emmanuel
Carrère, Valentine Goby, Vincent Delecroix. Mais attention ! le système
peut être aussi catastrophique. Regardez le cinéma français, il est
complètement assisté. La littérature n'en est pas loin, avec toutes les
aides politiques et celles des diverses fondations.
Il
vous arrive même de loger des auteurs, comme Houellebecq, dont le
séjour dans votre propriété d'Irlande - un ancien presbytère transformé
en haras - ne s'est pas très bien terminé...
On ne peut pas dire
cela, mais, depuis son départ, je n'ai plus de nouvelles de lui, c'est
vrai. Il est venu à deux reprises chez nous. La première juste avant de
s'installer dans sa maison d'Irlande. Et la seconde, lorsqu'il s'est
retrouvé seul, dans son domicile dévasté, après le départ de sa femme.
Nous l'avons hébergé dans un petit appartement, au-dessus des écuries,
une semaine, dix jours... Il a fini par partir avec ses trois valises et
son chien.
Nous rentrons dans la période des prix littéraires. Ont-ils une vertu ?
Je ne peux pas cracher dessus. D'abord parce que j'ai reçu le prix Interallié en 1970 pour Les Poneys sauvages,
grâce notamment à Blondin, Guimard et un communiste. Puis j'appartiens
aux jurys des prix Giono, Larbaud, Nimier. M'irritent les magouilles,
les renvois d'ascenseur... Vous seriez étonnée de voir comme dans un
jury personne ne lit. Voilà pourquoi j'ai présidé avec bonheur, pendant
dix-sept ans, le prix Audiberti, créé à Antibes. J'avais accepté à une
condition : il y a un jury, mais c'est moi qui décide du lauréat. Le
maire avait trouvé une formule parfaite : "Michel Déon a beaucoup aimé
les livres de M. Untel et le jury l'a approuvé à l'unanimité." [Rires.]
On a ainsi primé Lawrence Durrell, Jacques Lacarrière, Pietro Citati,
Oriana Fallaci, Arrabal, P. L. Fermor, Cossery...
Par plaisir ou obligation, vous lisez donc nombre de romans français contemporains. Qu'en pensez-vous ?
Le
roman français tourne en rond. Nous sortons avec difficulté de toutes
les écoles qui se sont succédé depuis la Libération : l'existentialisme,
le nouveau roman, Robbe-Grillet, que plus personne ne lit d'ailleurs...
On écrit peu de vrais romans, qui racontent une histoire, comme Les Bienveillantes,
de Jonathan Littell, le dernier à m'avoir passionné. C'est un livre
majeur, signé par un homme qui a une mécanique formidable dans la tête.
Cette année, j'ai aimé le livre de Gwenaëlle Aubry, Personne,
au Mercure de France. L'histoire déchirante et très bien écrite d'un
juriste célèbre, qui a des moments d'absence et de vraie folie. J'ai
aussi trouvé très beau celui d'Elisabeth Barillé, Heureux parmi les morts,
un livre difficile à lire, mais brillant, dur, cruel, enchanté. Certes,
je n'ai pas lu les 250 romans que j'ai reçus depuis le mois de juin -
ce serait l'enfer - mais une bonne trentaine, ce qui est déjà beaucoup,
notamment lorsque les ouvrages sont épais. Je dis d'ailleurs aux auteurs
: "Vous vous rendez compte, je vous donne une semaine de ma vie, à mon
âge !" Je les implore : "Ecrivez court." Vous songez souvent à votre mort ?Non, pas spécialement. En fait, j'envisage très bien la mort, j'y pense avec une certaine exaltation. Mais je ne suis pas pressé.
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