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10/29/2015

Contre un Péguysme à la mode.



«Les besognes qui nous embêtent le plus, Beuret les accomplit dans le ravissement. C'est décidément une belle âme. Le sens de la vie, les bienfaits de la pauvreté, le culte du travail, tout cela s'arrange si bien dans une belle âme. Il cite Péguy. Il cite la mère de Péguy. Une belle âme, elle aussi. Elle rempaillait les chaises comme chacun sait. Elle les rempaillait humblement et scrupuleusement et ne demandait rien d'autre à Dieu que des chaises à rempailler. C'était son honneur, sa religion. Elle rempaillait ses chaises du même cœur que les gens du Moyen-Age bâtissaient des cathédrales...

Mais les bâtisseurs de cathédrales, après tout, c'était des gars comme nos charpentiers et nos maçons. Parce qu'il y a des centaines d'années qu'ils sont morts, on en profite pour nous raconter des histoires sur eux. Qu'ils travaillaient pour le bon Dieu, pour la Sainte Vierge. Mais les bâtisseurs du XIIIème siècle, c'était des gars comme nos charpentiers et nos maçons, et de condition pire. Toute la journée et tous les jours de leur vie. Toute une vie de pierre et de mortier. Dans le vent et le froid des échafaudages. (...) Ils pensaient à leur soupe. Ils ne pensaient pas tout le temps au bon Dieu. Ils pensaient leur fatigue et leur peine. Ils pensaient ce qu'on peut penser quand on remue pendant quinze heures de la pierre et du mortier. Ils pensaient pierre et mortier. Ils ne pensaient rien du tout.

J'essaye quelquefois d'expliquer cela à Beuret. Mais il ne m'entend pas. Mes phrases ne pénètrent pas son univers cotonneux d'homme de bonne volonté. Je lui disais qu'il faut prendre contre Péguy le parti de la mère de Péguy. Le parti des rempailleuses de chaises. Le parti des terrassiers et des maçons. Le parti de ceux qui poinçonnent les billets dans le métro, de ceux qui déchargent des sacs, de ceux qui mettent de la peinture sur les murs. De celles et de ceux qui n'ont pas d'autre destin que la répétition infinie des mêmes gestes et des mêmes fatigues, et qui s'y acharnent et qui s'y épuisent jusqu'à ne plus savoir même qu'il y a autre chose dans le monde que de la paille à tresser ou des briques à empiler.

(...) Travailler tant qu'on peut et tant que dure le jour, sans révolte et sans grand espoir, ma mère n'avait rien d'autre à m'enseigner. Et Péguy non plus n'enseigne rien d'autre. Il est vrai qu'il parle toujours de socialisme et de révolution. Mais c'est qu'il s'entendait comme pas un à brouiller les choses et les mots, à imposer aux mots de tout le monde un sens qu'ils n'avaient que pour lui. Ca sert quand même d'être passé par Normale. Son socialisme, c'est une tendre rêverie sur le passé. Sa révolution, c'est la résurrection de la paroisse médiévale, avec les ouvriers qui travailleraient quinze heures par jour et seraient contents comme ça.

(...) Péguy, homme de peine, homme de peu, homme du peuple. Homme de terroir et de tradition. Sa grande peur, c'est qu'on le prenne pour un bourgeois, pour un monsieur. Qu'on ne voie pas assez sa pèlerine et ses sabots. Il faut qu'on sache qu'il n'a jamais pu s'asseoir dans un fauteuil: c'est une preuve, cela. Et qu'il tutoyait les typographes. A force d'affirmer qu'il est peuple, il finit même par croire qu'il n'y a que lui qui soit peuple, qu'il est le peuple à lui tout seul. «Aujourd'hui tout le monde est bourgeois puisque tout le monde lit le journal». Tout le monde sauf lui, Péguy.

Puisqu'il y tient, on peut lui accorder cela. Il était peuple, en effet; mais seulement par sa fidélité aux certitudes compactes, immobiles et limitées de l'enfance. Par cet accablement et cette acceptation millénaire dont il fait morale et poésie. Le monde où il nous faut vivre désormais est dur. Tout est à inventer, le combat et les armes, les mythes et les dieux. Péguy nous invite à retourner vers un passé clos et chaud, sans problème, où l'on serait bien enfermé, bien tenu, relié aux vivants, relié à la terre et aux morts.

(...) Les premiers disciples de Péguy devaient ressembler à Beuret (...). Mais il y a les autres, ceux qui sont venus après, ceux qui mènent grand bruit en ces temps-ci. Des gens bien, des gens sérieux, des gens soignés, des roublards, des petits salauds, des gens moraux, des gens nationaux, tout ce qui est pour la Famille et pour le Travail et pour que les pauvres restent à leur place de pauvres, ceux qui sont pour les traditions, les situations et les décorations, ceux qui sont arrivés, ceux qui arriveront, ceux qui disent que c'est la faute des maîtres d'école, ceux qui disent que c'est la faute des congés payés. Tout ça est pour Péguy. Ils ont mis Péguy avec eux. Ils le font marcher devant eux. Saint Péguy, priez pour nous. Il est commode, Péguy. Il leur fournit toutes les justifications, toutes les garanties. Ils en sont partisans, eux, de la mystique du travail. Et de la fierté artisane. Et de l'ouvrage bien fait. Ça les arrange, ce socialisme désamorcé. Ca s'accorde parfaitement avec leurs intérêts et leurs peurs. On serait rudement tranquilles si la joie de travailler suffisait comme salaire aux hommes du travail. Poinçonnez les tickets, rempaillez les chaises, déchargez les sacs, empilez les briques, sans réclamer, sans rouspéter, sans jamais vous croiser les bras, vous mettre en grève, sans dire non. Dans un esprit d'humilité chrétienne. Comme on faisait au XVème siècle qui est une si belle époque. Et laissez-vous écraser et abrutir et anéantir et vider par le travail. C'est Péguy qui vous le dit. Il s'y connaissait, Péguy, en honneur ouvrier, en conscience du métier. Ce n'était pas un bourgeois, Péguy, un monsieur. C'était un type comme vous, un type de chez vous, un homme du peuple, un socialiste. Alors, qu'est-ce que vous souhaitez de plus?
(...) Leur Péguy ne m'attendrit pas, avec sa laborieuse enfance d'enfant du peuple. Si j'étais fils d'un banquier ou d'un colonel, je ne dis pas. Je le trouverais touchant, Péguy, le bon élève de la laïque avec ses livres sous le bras. Ce Péguy qui est resté si peuple, si fidèle au peuple, et si rassurant au fond malgré ses airs de tout casser. Mais ma mère était couturière, et mon père ajusteur. Ca me dispense des précautions. Je laisse la piété aux niais et aux cyniques. Ils peuvent se rincer l'âme, si ça leur chante, avec la mystique du travail et la petit vertu Espérance (parlons-en, de celle-là). Avec toutes ces formules de Péguy qu'on plante partout à présent comme des panneaux-réclame – la mystique et la politique, les époques et les périodes. (Sans oublier les pères de famille qui sont les grands aventuriers du monde moderne.) Moi, ça me laisse froid. Je n'y vois que des façons de travestir en courage et en révolte des faiblesses et des acceptations. Ca ne mord pas sur moi. Je ne marche pas. (...) Péguy n'est pas pour moi un auteur dont on analyse l'art ou la philosophie : c'est un homme que je ne peux pas sentir. Un type qui m'exaspère.

Je me souviens d'une photo de lui que j'ai vue autrefois. Il est dans sa boutique, la fameuse boutique de la rue de la Sorbonne. Debout, la main droite sur le dossier d'une chaise. Assurance, importance de boutiquier. Il fait penser, avec sa barbe et son binocle, aux professeurs de ce temps-là. Péguy a beau s'en défendre, il est l'un d'eux. Ça ne lui plaisait pas, ça ne faisait pas assez peuple. Mais il a beau faire, s'il a quitté l'Université, l'Université ne l'a pas lâché. Ce n'est pas seulement question de barbe et de lorgnon. Il y a le style, le ton. Quand il m'arrive de lire du Péguy, je me retrouve au collège. Ce monologue démesuré, c'est le ronronnement professoral. Péguy est en chaire. Bien assis, bien calé, pas pressé. Il décide, il distingue, il classe. Il met la mystique d'un côté, la politique de l'autre, tout devient clair. Premièrement, deuxièmement, grand A, grand B. Il glisse de digression en digression. Il explique un texte. On en a pour deux cent pages d'explications. Et il n'est jamais certain d'avoir assez expliqué. D'avoir assez comparé, précisé, insisté. Il aligne infatigablement les synonymes. Il détaille des étymologies. Il range les mots en famille. C'est sa façon d'aimer la langue : pas en artiste, en professeur. Et du latin, et du grec. Et des allusions classiques, avec un regard en biais du côté des bons élèves pour voir s'ils les reconnaissent. Et ces calembours trop appuyés. Ces façons de mal parler exprès, ces vulgarités d'expression qui sont l'innocente débauche des agrégés de grammaire.

(...) Les discours belliqueux de Péguy ne pèsent pas davantage. Il voyait venir la guerre. Il la guettait comme un autobus au coin de la rue. Pourvu que je ne rate pas ça – cette occasion de grandeur, d'héroïsme, d'Histoire. Avait-il assez peur de ne pas la prendre, son inscription historique comme il disait. Il l'a eue, il n'a pas à se plaindre, et quelques millions de pauvres types avec lui qui n'en demandaient pas tant. Il y a laissé sa peau. Des littérateurs qui avaient su préserver la leur l'en ont loué en beau style. Je ne sais rien de la mort de Péguy. Personne ne sait rien de la mort de personne. Il avait écrit: «Heureux ceux qui sont morts dans une juste guerre...» Des alexandrins que j'ai appris par cœur, dans le temps. Tout le monde les a appris par cœur. Depuis, j'ai vu pas mal de ces cadavres heureux. Des vrais, et qui pourrissent sans poésie, écrasés au fond d'un fossé. C'est un spectacle qui invite à parler froidement de ces choses. Les morts ne sont ni heureux ni malheureux: ils sont morts. On leur a volé leurs montres et leurs bottes, et ils pourrissent au fond d'un fossé. »

G. Hyvernaud, La peau et les os (1949) : «Leur cher Péguy» (p. 113-135).

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