Simone Weil se veut aussi laide que possible car elle sait que
la disgrâce physique est un privilège délicat : parce qu’il supporte
chaque jour sa dissonance, le vilain est un élu à rebours ; il comprend
avant les autres que le corps n’est qu’un espace étroitement limité sur
lequel se déploie la malédiction de la matière. Trop bien née, jouissant
par avance de s’imposer un handicap auquel la société n’accorde aucune
compensation (a-t-on déjà vu un boudin invoquer les circonstances atténuantes ?),
elle s’acharne sur ce qui lui reste d’attrait avec une méticulosité qui
force l’admiration. Et si elle méprise sa féminité, encouragée en cela
par sa mère qui n’apprécie que les garnements bruyants et francs du
collier, c’est moins par fascination pour les hommes (qu’on arrête avec
sa prétendue obsession sexuelle) que pour se parfaire physiquement.
Radicalement intouchable, elle sait alors que le corps n’est rien,
absolument rien, et qu’il doit conséquemment être l’objet d’une
attention permanente. Figures de l’abjection : la coquette maniérée,
réduisant son être infini à la dimension étriquée d’une silhouette ; ou
le mollasson replet, bien décidé à laisser l’inactivité investir
tranquillement ses remugles graisseux. Corps soigné ou corps épargné :
même obstacle - “infrangible” écrirait Daumal - érigé entre l’esprit et
le réel. Gombrowicz, qui considérait Simone Weil comme “l’antithèse de
[sa] désertio “, consigne quelque part que la philosophie s’arrête à une
rage de dents. L’Aboulique devait avoir une idée piètrement académique
de la philosophie pour se fendre d’une ânerie pareille : car ce n’est
pas la philosophie qui s’aplatit devant la douleur - elle a même tout à y
gagner, Weil et Nietzsche ne le prouvent-ils pas assez ? - mais c’est
la rêverie, c’est-à-dire l’autre nom du Démon. Face à la souffrance, la
rêverie ne plastronne pas plus qu’une fille cravatée sous le poids de
son violeur. Souffrir, c’est d’ailleurs exactement cela : une
défloration carabinée, un noyautage sodomite ; souffrir, c’est trouver
son maître étalon, c’est être pénétré à l’arrache par l’ordre réel du
monde - ce que Simone Weil appelle aussi ressentir la vibration de la
Parole vivante.
Bruno Deniel-Laurent - Gueules d’Amour
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