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2/07/2015

Le vilain est un élu à rebours



Simone Weil se veut aussi laide que possible car elle sait que la disgrâce physique est un privilège délicat : parce qu’il supporte chaque jour sa dissonance, le vilain est un élu à rebours ; il comprend avant les autres que le corps n’est qu’un espace étroitement limité sur lequel se déploie la malédiction de la matière. Trop bien née, jouissant par avance de s’imposer un handicap auquel la société n’accorde aucune compensation (a-t-on déjà vu un boudin invoquer les circonstances atténuantes ?), elle s’acharne sur ce qui lui reste d’attrait avec une méticulosité qui force l’admiration. Et si elle méprise sa féminité, encouragée en cela par sa mère qui n’apprécie que les garnements bruyants et francs du collier, c’est moins par fascination pour les hommes (qu’on arrête avec sa prétendue obsession sexuelle) que pour se parfaire physiquement. Radicalement intouchable, elle sait alors que le corps n’est rien, absolument rien, et qu’il doit conséquemment être l’objet d’une attention permanente. Figures de l’abjection : la coquette maniérée, réduisant son être infini à la dimension étriquée d’une silhouette ; ou le mollasson replet, bien décidé à laisser l’inactivité investir tranquillement ses remugles graisseux. Corps soigné ou corps épargné : même obstacle - “infrangible” écrirait Daumal - érigé entre l’esprit et le réel. Gombrowicz, qui considérait Simone Weil comme “l’antithèse de [sa] désertio “, consigne quelque part que la philosophie s’arrête à une rage de dents. L’Aboulique devait avoir une idée piètrement académique de la philosophie pour se fendre d’une ânerie pareille : car ce n’est pas la philosophie qui s’aplatit devant la douleur - elle a même tout à y gagner, Weil et Nietzsche ne le prouvent-ils pas assez ? - mais c’est la rêverie, c’est-à-dire l’autre nom du Démon. Face à la souffrance, la rêverie ne plastronne pas plus qu’une fille cravatée sous le poids de son violeur. Souffrir, c’est d’ailleurs exactement cela : une défloration carabinée, un noyautage sodomite ; souffrir, c’est trouver son maître étalon, c’est être pénétré à l’arrache par l’ordre réel du monde - ce que Simone Weil appelle aussi ressentir la vibration de la Parole vivante.



Bruno Deniel-Laurent - Gueules d’Amour

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