C’est une bien belle chose que ce contentement, que cette absence de
douleur, que ces jours supportables et assoupis, où ni la souffrance ni
le plaisir n’osent crier, où tout chuchote et glisse sur la pointe des
pieds. Malheureusement, je suis ainsi fait que c’est précisément cette
satisfaction que je supporte le moins ; après une brève durée, elle me
répugne et m’horripile inexprimablement, et je dois par désespoir me
réfugier dans quelque autre climat si possible, par la voie des
plaisirs, mais si nécessaire, par celle des douleurs. Quand je reste un
peu de temps sans peine et sans joie, à respirer la fade et tiède
abomination de ces bons jours, ou soi-disant tels, mon âme pleine
d’enfantillage se sent prise d’une telle misère, d’un tourment si
cuisant, que je saisis la lyre rouillée de la gratitude et que je la
flanque à la figure béate du dieu engourdi de satisfaction, car je
préfère une douleur franchement diabolique à cette confortable
température moyenne ! Je sens me brûler une soif sauvage de sensations
violentes, une fureur contre cette existence neutre, plate, réglée et
stérilisée, un désir forcené de saccager quelque chose, un grand
magasin, ou une cathédrale, ou moi-même, de faire des sottises enragées,
d’arracher leur perruque à quelques idoles respectées, d’aider des
écoliers en révolte à s’embarquer sur un paquebot, de séduire une petite
fille, ou de tordre le cou à un quelconque représentant de l’ordre
bourgeois. Car c’est cela que je hais, que je maudis et que j’abomine du
plus profond de mon coeur : cette béatitude, cette santé, ce confort,
cet optimisme soigné, ce gras et prospère élevage du moyen, du médiocre
et de l’ordinaire.
Hermann Hesse - Le Loup des steppes
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