"Je ne sais pas où nous allons ; mais mes méditations profondes m’ont permis de découvrir la cause du mal universel : tout va mal parce que les hommes ne veulent plus être pauvres. […] Puisque, sur notre triste planète, tout le monde ne peut pas être riche, il faut que les hommes de bonne volonté se dévouent et se décident fermement à rester pauvres jusqu’à leur mort. Pour l’Europe, soixante à quatre-vingt millions de familles laborieuses, pauvres et contentes de leur sort, suffiraient sans doute. Jusqu’à ce jour, la pauvreté n’a pas été assez honorée. Que les moralistes fassent désormais, infatigablement, des tournées de conférences dans tous les pays et prouvent à leurs auditeurs que la pauvreté est la première des vertus sociales. Le Pauvre n’est-il pas celui qui détruit le moins de bonnes choses ? Car celui-là fait œuvre de destruction qui avale une tranche de rosbif ou, simplement, cent grammes de fromage. Il y a évidemment des destructions nécessaires. C’est à toutes les destructions superflues que les Volontaires de la Pauvreté renonceront.
J’ai la prétention d’être un Juste. Connaissant mes propres faiblesses, j’accorde aux autres le droit d’avoir des défauts. […] Je ne vais pas exiger des Pauvres une abnégation totale. Je propose que, dans chaque pays, l’État leur distribue d’abondantes richesses fictives, telles que des diplômes ou des décorations. Les plaisirs de la vanité valent bien ceux de la table. Ils doivent même leur être préférés, si les hygiénistes disent vrai. Au bout de dix ans de persévérance joyeuse, le Pauvre conscient recevra une carte de bon citoyen, qu’il aura le droit de fixer à la porte de son appartement. Dix ans plus tard, s’il a bien “tenu”, on lui donnera un premier accessit avec un petit bout de ruban rouge. Enfin, il ne méritera la Grande Corde de l’Ascétisme national qu’après quarante ans de civisme et de labeur acharné. Quant aux sybarites qui, à l’estime de leurs concitoyens, préféreront les filets de sole, le cinéma, les thés dansants et les épingles de cravate, ils ne seront jamais décorés. Et ce sera bien fait."
Henri Roorda, Le Roseau pensotant
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