Les choses dont l’absence ne gêne personne ne sont pas les moins bonnes. Parmi elles figure la ”désinvolture” [en français dans le texte], une attitude qu’aucun terme convenable ne désigne dans notre langue. On trouve d’ordinaire le mot rendu par ”sans-façon”, terme exact dans la mesure où il désigne une conduite qui ne connaît pas les détours. Mais il faudrait rendre aussi un sens plus caché, celui de cette supériorité qui fait songer aux dieux. Je comprends en ce sens par désinvolture l’innocence de la force.
Là où la désinvolture est entière, il ne peut y avoir de doutes sur les questions de force. Elle devait être sensible encore chez Louis XIV lorsqu’il ordonna la dissolution du Parlement. La chose m’a frappé aussi dans son buste sculpté par le Bernin, que j’ai vu à Versailles ; mais déjà il s’y mêle de la pose. Les princes dans cet état sont à ce point invulnérables que les révolutions mêmes se font en leur nom. Quand la désinvolture, par contre, est perdue, les grands commencent à s’agiter comme des hommes auxquels manque l’équilibre ; ils se cramponnent à la règle de conduite inférieure qu’est la vertu. C’est le présage certain du déclin. Chez des natures comme Louis XV ou Guillaume II, dont le portrait peint par Antoine Graff apporte bien des clartés, je devine de subtils pressentiments de cette situation. ”Après nous le déluge”, ceci veut dire quelque chose de plus caché. Notre tour est venu de prendre en main un certain pouvoir, mais il n’est plus d’héritier derrière nous ; autant vaut alors le dilapider.
La tranquille possession de trésors princiers est le privilège également de la désinvolture. L’homme peut voir de l’or sans envie quand celui-ci est entre les mains d’un être noble. Le pauvre portefaix qui contemple l’heureux Sindbad trônant au milieu de son palais commence à louer Allah, qui fait des dons si magnifiques. À notre époque la richesse engendre chez les hommes la mauvaise conscience, et c’est pourquoi ils recherchent la justification de la vertu. Ils ne tentent pas de vivre en mécènes dans l’abondance, mais comme de petits boutiquiers.
La désinvolture est chose de nature, don spontané, et comme telle s’apparente bien plus à la chance ou au sortilège qu’à la volonté. Nos réflexions sur la force sont depuis longtemps viciées par le rôle excessif attribué à la volonté. Les tyrans des villes de la Renaissance sont de médiocres exemplaires, des techniciens de second ordre. Car l’homme est quelque chose de plus qu’une bête de proie - il est le roi des bêtes de proie. Ceci me fait songer que le Chevalier aux Lions possède lui aussi la désinvolture. […]
La désinvolture, grâce irrésistible de la force, est une forme particulière de l’allégresse ; à vrai dire, ce mot, lui aussi, comme tant d’autres de notre langue, a besoin d’être restauré. L’allégresse fait partie des puissantes armes mises à la disposition de l’homme; il la porte comme une divine armure avec laquelle il peut affronter les terreurs mêmes de l’anéantissent. De cette force radieuse qui se perd dans les rosées du matin de l’histoire, la désinvolture, jusque bien avant dans les siècles, fut comme le rejeton nourri dans les nobles maisons. Et qu’est-ce, sinon leur propre mythe, qui saisit les peuples devant un tel spectacle ?
Ernst Jünger, Le Coeur aventureux
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