"Bientôt,
il suffira qu'un ouvrage soit primé pour qu'on sache qu'on peut se
garder de le lire. Vous voyez l'avantage ! Après ça, vous voudriez
supprimer les prix et les jurys ? Que non, que non ! Encourageons-les,
au contraire. Sur la pente où ils sont engagés, quel bon travail de
décervelage ils vont faire ! Encore quelques années d'erreurs
monumentales, d'injustices flagrantes, de combines honteuses ou de
marchandages abjects et le public, cette fois tout à fait édifié, saura
que le seul port de la bande « prix de ceci » ou « prix de cela » sera
l'équivalent, pour un livre, d'une marque infamante. Une tel livre sera
comme frappé au fer rouge. On s'en détournera. Qui mieux est, les
auteurs, avec autant d'acharnement qu'ils mettaient hier à convoiter ces
prix, s'empresseront de les fuir. C'est à qui n'en aura pas. Pensez !
Tout mais pas ça ! Un prix ? Mais bientôt ce sera la mise au pilori, la
suprême humiliation ! On dira du plumitif qui aura été voué ainsi au
mépris universel : Le pauvre garçon ! Sa carrière est fichue ! Le voilà à
jamais discrédité ! Entre nous, on a été bien sévère à son égard. Il
n'a vraiment pas eu de chance !
Tout
ceci montre que nous avions tort quand nous reprochions aux jurys de se
tromper. Le tout était de s'entendre et de savoir que nous ne pouvions
pas attendre d'eux le meilleur mais le pire. A partir de là tout est
clair. Car enfin il suffit de passer en revue ces jurys pour se rendre
compte qu'ils sont souvent régentés par de vieilles badernes qui n'ont
jamais rien compris à rien et qui, depuis longtemps, ne trouveraient
plus d'éditeur pour publier leurs illisibles moutures s'ils n'étaient
justement introduits dans ces sanctuaires pour faire la fortune de ce
dernier.
Voyez
cette assemblée de couques vétustes, de tristes fruits confits qui se
réunit chaque année pour décerner sa palme ! Il suffit de les regarder,
ces vieilles femmes dites « de lettres », pour deviner que leur goût est
comme leur entrecuisse : passablement éventé. Tout ce qui est dur,
ferme, audacieux, riche en sang et en muscles les choque et les révulse.
Si peu qu'un livre les violente, elles poussent des cris d'aras, elles
s'indignent et, s'imaginant que faunes et satyres sont à leurs trousses,
se voilent la face..."
Raymond Guérin, extrait de la chronique « Du poulain au pur-sang »
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