Les anarchistes de droite me semblent la contribution française la plus authentique et la plus talentueuse à une certaine rébellion insolente de l’esprit européen face à la “modernité”, autrement dit l’hypocrisie bourgeoise de gauche et de droite. Leur saint patron pourrait être Barbey d’Aurévilly (Les Diaboliques), à moins que ce ne soit Molière (Tartuffe). Caractéristique dominante : en politique, ils n’appartiennent jamais à la droite modérée et honnissent les politiciens défenseurs du portefeuille et de la morale. C’est pourquoi l’on rencontre dans leur cohorte indocile des écrivains que l’on pourrait dire de gauche, comme Marcel Aymé, ou qu’il serait impossible d’étiqueter, comme Jean Anouilh.
Ils ont en commun un talent railleur et un goût du panache dont témoignent Antoine Blondin (Monsieur Jadis), Roger Nimier (Le Hussard bleu), Jean Dutourd (Les Taxis de la Marne) ou Jean Cau (Croquis de mémoire). A la façon de Georges Bernanos, ils se sont souvent querellés avec leurs maîtres à penser. On les retrouve encore, hautains, farceurs et féroces, derrière la caméra de Georges Lautner (Les Tontons flingueurs ou Le Professionnel), avec les dialogues de Michel Audiard, qui est à lui seul un archétype.
Deux parmi ces anarchistes de la plume ont
dominé en leur temps le roman noir. Sous un régime d’épais conformisme,
ils firent de leurs romans sombres ou rigolards les ultimes refuges de
la liberté de penser. Ces deux-là ont été dans les années 1980 les pères
du nouveau polar français. On les a dit enfants de Mai 68. L’un par la
main gauche, l’autre par la main droite. Passant au crible le monde
hautement immoral dans lequel il leur fallait vivre, ils ont tiré à vue
sur les pantins et parfois même sur leur copains.
À quelques années de distances, tous les
deux sont nés un 19 décembre. L’un s’appelait Jean-Patrick Manchette. Il
avait commencé comme traducteur de polars américains. Pour l’état
civil, l’autre était Alain Fournier, un nom un peu difficile à porter
quand on veut faire carrière en littérature. Il choisit donc un
pseudonyme qui avait le mérite de la nouveauté : ADG. Ces initiales ne
voulaient strictement rien dire, mais elles étaient faciles à mémoriser.
En 1971, sans se connaître, Manchette et
son cadet ADG ont publié leur premier roman dans la Série Noire. Ce fut
comme une petite révolution. D’emblée, ils venaient de donner un
terrible coup de vieux à tout un pan du polar à la française. Fini les
truands corses et les durs de Pigalle. Fini le code de l’honneur à la
Gabin. Avec eux, le roman noir se projetait dans les tortueux méandres
de la nouvelle République. L’un traitait son affaire sur le mode
ténébreux, et l’autre dans un registre ironique. Impossible après eux
d’écrire comme avant. On dit qu’ils avaient pris des leçons chez
Chandler ou Hammett. Mais ils n’avaient surtout pas oublié de lire
Céline, Michel Audiard et peut-être aussi Paul Morand. Ecriture sèche,
efficace comme une rafale bien expédiée. Plus riche en trouvailles et en
calembours chez ADG, plus aride chez Manchette.
Né en 1942, mort en 1996, Jean-Patrick Manchette publia en 1971 L’affaire N’Gustro,
directement inspirée de l’affaire Ben Barka (opposant marocain enlevé
et liquidé en 1965 avec la complicité active du pouvoir et des basses
polices). Sa connaissance des milieux gauchistes de sa folle jeunesse
accoucha d’un tableau véridique et impitoyable. Féministes freudiennes
et nymphos, intellos débiles et militants paumés. Une galerie complète
des laissés pour compte de Mai 68, auxquels Manchette ajoutait quelques
portraits hilarants de révolutionnaires tropicaux. Le personnage le
moins antipathique était le tueur, ancien de l’OAS, qui se foutait
complètement des fantasmes de ses complices occasionnels. C’était un
cynique plutôt fréquentable, mais il n’était pas de taille face aux
grands requins qui tiraient les ficelles. Il fut donc dévoré. Ce
premier roman, comme tous ceux qu’écrivit Manchette, était d’un
pessimisme intégral. Il y démontait la mécanique du monde réel. Derrière
le décor, régnaient les trois divinités de l’époque : le fric, le sexe
et le pouvoir.
Au fil de ses propres polars, ADG montra
qu’il était lui aussi un auteur au parfum, appréciant les allusions
historiques musclées. Tour cela dans un style bien identifiable,
charpenté de calembours, écrivant “ouisquie” comme Jacques Perret,
l’auteur inoubliable et provisoirement oublié de Bande à part.
Si l’on ne devait lire d’ADG qu’un seul roman, ce serait Pour venger Pépère (Gallimard),
un petit chef d’œuvre. Sous une forme ramassée, la palette adégienne y
est la plus gouailleuse. Perfection en tout, scénario rond comme un œuf,
ironie décapante, brin de poésie légère, irrespect pour les “valeurs”
avariées d’une époque corrompue. L’histoire est celle d’une
magnifique vengeance qui a pour cadre la Touraine, patrie de l’auteur.
On y voit Maître Pascal Delcroix, jeune avocat costaud et désargenté, se
lancer dans une petite guerre téméraire contre les puissants barons de
la politique locale. Hormis sa belle inconscience, il a pour soutien un
copain nommé “Machin”, journaliste droitier d’origine russe,
passablement porté sur la bouteille, et “droit comme un tirebouchon”. On
s’initie au passage à la dégustation de quelques crus de Touraine, le
petit blanc clair et odorant de Montlouis, ou le Turquant coulant comme
velours.
Point de départ, l’assassinat fortuit du
grand-père de l’avocat. Un grand-père comme on voudrait tous en avoir,
ouvrier retraité et communiste à la mode de 1870, aimant le son du
clairon et plus encore la pêche au gardon. Fier et pas dégonflé avec çà,
ce qui lui vaut d’être tué par des malfrats dûment protégés. A partir
de là on entre dans le vif du sujet, c’est à dire dans le ventre puant
d’un système faisandé, face nocturne d’un pays jadis noble et galant,
dont une certaine Sophie, blonde et gracieuse jeunes fille, semble comme
le dernier jardin ensoleillé. Rien de lugubre pourtant, contrairement
aux romans de Manchettes. Au contraire, grâce à une insolence joyeuse et
un mépris libérateur.
Au lendemain de sa mort (1er novembre 2004), ADG fit un retour inattendu avec J’ai déjà donné,
roman salué par toute la critique. Héritier de quelques siècles de
gouaille gauloise, insolente et frondeuse, ADG avait planté entre-temps
dans la panse d’une république peu recommandable les banderilles les
plus jubilatoires de l’anarchisme de droite.
Dominique Venner, article paru dans Le Spectacle du Monde le décembre 2011.
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